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Seul dans sa tour d’ivoire, plus une once de vie ne semble émaner de lui. Sur une table remplie de drogues et de billets, il regarde, les yeux vides, l’ensemble de son empire. Lorsque des mercenaires pénètrent dans sa propriété, il semble être enfin galvanisé par cette embuscade. Aux portes de son donjon, des hommes armés préparent leur assaut. Le roi de ce cartel comprend qu’un duel s’amorce et tire une première salve. Le bois de la porte se désintègre, les corps sont projetés et le sang se répand. Les tirs fusent et les cris sont nécessaires pour se faire entendre dans ce capharnaüm. Seul en haut de son promontoire, ce César moderne hurle fièrement son avantage face à ses assaillants. Soudain, un Brutus qui s’était faufilé dans l’ombre empoigne son arme et exécute le plus grand dirigeant du crime. Par la puissance de ce coup de feu, Tony Montana est projeté dans la fontaine en contrebas. La tête dans l’eau, les bras en croix, c’est une exécution splendide. 

 

Ainsi s’achève Scarface (Brian De Palma ; 1984), qui fait désormais partie du panthéon du 7e art. La mise en scène est grandement saluée, sa mythologie fait partie de la culture commune, et Al Pacino délivre sa plus grande prestation à l’écran. Pourtant, malgré cette montagne d’éloges, l’interprétation de la conclusion divise. Cette bataille jubilatoire nous a-t-elle fait oublier le caractère pernicieux de Tony Montana ? Toujours est-il que le public est ressorti de ces effusions d’hémoglobine et de tirs de mitraillette ébahi et enivré par le personnage. Cette frénésie se retrouve dans le rap, où plusieurs artistes (Naps, Kaaris, Akhenaton, etc…) rendent hommage à ce gangster au sein de leurs créations musicales. Ce qui n’est pas le cas pour tous les truands au cinéma.

Outre ce constat, il est intéressant de se pencher sur la provenance de cette image si idéalisée. Tout le long du métrage, Montana est un personnage odieux, malsain et surtout manipulateur. Il a beau vouloir une vie meilleure, ses actions sont clairement répréhensibles. Néanmoins, une sympathie se crée auprès de lui, et cela est inhérent aux films de gangsters. En effet, malgré ses exactions, le fait de nous le montrer crée de l’empathie. Plus précisément, Tony Montana est un immigré cubain, et son arrivée aux États-Unis est signe d’un nouveau départ. Il va gravir les échelons d’une organisation criminelle pour atteindre le plus haut rang, malgré un chemin semé d’embûches. Plusieurs facteurs nous font alors apprécier Tony, à commencer par son parcours turbulent. Il est montré sous toutes ses coutures, à échapper à la mort, et le metteur en scène nous fait apercevoir ses failles. 

 

Par ailleurs, cette attirance se trouve également être dans l’idéologie qui se dégage du mafieux. En effet, le gangster est l’exact opposé du self-made man. Une idéologie étasunienne qui prône l’idée qu’un Homme humble et respectueux se fait par lui-même et qu’il peut atteindre les sommets du pouvoir par sa simple conviction. Or, le mafieux renverse cette doctrine et expose les travers d’un pays en crise – que cela soit lors du krach boursier de 1929 ou lors de l’investiture de Ronald Reagan dans les années 1980. Pour tout cela, il devient également la figure contestataire d’un gouvernement (ou de la police) qui peut s’avérer conservateur et rétrograde.

Pour simplifier, le gangster a une image positive au cinéma. Même s’il commet plusieurs exactions, le truand apparaît comme un miroir déformant de notre société. Tony Montana est devenu dès lors une icône, alors qu’il est simplement l’illustration la plus graphique du rêve américain brisée. Lors d’une rencontre avec sa sœur, venue s’installer aux États-Unis, Montana est au sommet du pouvoir. Il lui assure que plus aucun problème ne peut lui arriver, et dans sa soif de possession, il affirme vouloir la contrôler également – au point de sous-entendre des approches sexuelles incestueuses. Sa soif de pouvoir l’aveugle et dépeint les dérives d’une envie de toute-puissance.  

 

De par cette folie croissante, et tous les actes atroces commis auparavant, cette fin violente s’affirme comme une punition. En prenant en compte les affiliations chrétiennes du cinéaste, cette conclusion agit comme un châtiment de Dieu, répudiant les mauvaises actions d’un pécheur. De ce point de vue, la mort de Tony Montana devrait être perçue comme une leçon ou une morale auprès du spectateur. Néanmoins, l’idolâtrie du protagoniste persiste et le sermon du cinéaste s’est évanoui.

Ainsi, comment se peut-il qu’un homme mauvais devienne une personnalité si appréciée par la majorité ? Pour faire effet de comparaison, il est intéressant de se pencher sur un autre film qui traite du même sujet. Les Affranchis (Martin Scorsese ; 1990) raconte l’histoire d’Henry Hill, un jeune homme newyorkais qui intègre une organisation mafieuse et opère son plus grand fait d’armes lors du casse de la Lufthansa – pour une valeur de six millions de dollars. Dans ces deux œuvres, Hill comme Montana sont attirés par le crime, et tous deux poursuivent le même parcours de vie criminelle. Néanmoins, la fin d’Henry offre une conclusion différente de celle attendue par les films de gangsters.  

 

Après une course poursuite avec le FBI, Henry Hill est incarcéré et accepte de rejoindre le service de protection des témoins en échange d’informations compromettantes afin de mettre derrière les verrous le reste de son organisation mafieuse. Dès lors que le procès rend son verdict, Henry redevient un simple citoyen, et il est assigné à résidence dans une banlieue de l’Amérique moyenne.

Ce troisième acte s’amorce comme une dose d’adrénaline, où Henry Hill risque de connaître une sanction impétueuse. Pour autant, tout s’arrête net lorsque la police arrête le gangster. La séquence finale, qui devait être brutale, ne démarre jamais. Aucun coup de feu n’est échangé et la justice impose à l’ancien truand de s’installer dans des résidences surveillées. Le quotidien, l’anodin prend alors place. Le héros des Affranchis devient l’homme banal qu’il méprisait tant. C’est une immense ironie dramatique qui s’abat, comme un anti-climax – que cela soit pour le spectateur comme pour Henry.

 

Cette césure prend immédiatement de court et nous rappelle la vacuité triste du mode de vie de ce gangster. Même si cette conclusion semble se définir comme un constat naïf, Scorsese illustre cette fin avec un réalisme poignant. En substance, Henry Hill ne regrette jamais d’avoir commis ses actes, et n’est pas devenu plus moral – tout comme Tony Montana. Mais cette brusque rupture de rythme et cette fin pathétique agissent comme un électrochoc, en dévoilant viscéralement les affres de ce criminel mis plus bas que terre. Ainsi le personnage conclut par cette réplique : « Le jour où je suis arrivé ici, j’ai commandé des fetuccini sauce marinara et j’ai eu des nouilles au ketchup. Je suis un quelconque minable. »

 

Pour en revenir au héros de Scarface, la morale finale est la même que celle d’Henry Hill. Ce qui diverge entre les deux œuvres, c’est la manière d’illustrer cette métaphore d’Icare, qui s’est brûlé les ailes à trop vouloir s’approcher du Soleil. Scorsese prend le parti de montrer une fin sans violence et réaliste, où les criminels sont jugés et inculpés. Tandis que De Palma opte pour le choix inverse, lorsque la sentence n’est pas donnée par la justice mais par les ordres des gangs adverses.

Tony Montana meurt ainsi dans une séquence jouissive. Ce déluge de violence peut simplement correspondre à un règlement de compte entre plusieurs criminels. Pourtant, ce prisme de lecture ne peut pas être la seule explication à la puissance iconographique du personnage. En vérité, l’iconisation du protagoniste s’explique par sa complaisance visuelle : Scarface met en valeur un homme survolté répondant avec violence et ténacité à tout ce qu’il rencontre. Au contraire des Affranchis, également complaisant en nous faisant assister à des tas d’atrocités, mais dont la fin abrupte et réaliste nous affirme que les gangsters ne sont pas l’incarnation d’un pouvoir suprême.

 

Si Henry Hill ne connaît pas la même popularité que Tony Montana, c’est parce que la frustration choisie par Scorsese dans les Affranchis contredit l’image splendide du gangster. Il est un simple homme et toute sa fortune ne peut pas le protéger de la justice (même divine). À l’inverse, la fin de Tony est un objet christique – en témoignent ses bras en croix lorsqu’il rend son dernier souffle. Henry Hill est la représentation la plus réaliste du gangster, tandis que Montana supplante ce rôle pour devenir l’image la plus iconique du truand au cinéma. Le chemin de croix de Tony, pourtant si amoral, est un élément essentiel de culture commune et son aspect a transcendé le genre car il est devenu une icône – qui n’était pourtant pas son but au départ.

Alexandre

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