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Drunk

Réalisateur : Thomas Vinterberg
Scénario : Thomas Vinterberg, Tobias Lindholm
Sortie : 2020
Acteurs : Mads Mikkelsen, Thomas Bo Larsen, Lars Ranthe, Magnus Millang, Maria Bonnevie
Note du film : 9/10

Dans la section « Les paradis artificiels » de son recueil Petits poèmes en prose, Baudelaire dit : « Il faut être toujours ivre. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules, il faut s’enivrer sans trêve. De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous ! ». Drunk, le nouveau long-métrage de Vinterberg, est une liqueur cinématographique qui nous enivre dans une dangereuse allégresse.

 

Depuis plus de vingt ans, le réalisateur danois Thomas Vinterberg s’est imposé sur la scène du cinéma scandinave, et bien plus largement du cinéma européen. En inscrivant ses lettres de noblesse à deux reprises au festival de Cannes – d’abord avec Festen (1998) puis pour La chasse (2013) – il a su conquérir autant la critique que le public. Ces succès lui ont permis d’élaborer une filmographie riche, couronnée d’une véritable reconnaissance auprès des cinéphiles. Il devait présenter son nouveau long-métrage au Festival de Cannes 2020 – mais les restrictions sanitaires ont repoussé la sortie. Cette année, il étoffe son travail cinématographique d’un nouveau drame : Drunk. Sa venue en France pour le festival Lumière à Lyon – entre le 10 et le 18 octobre 2020 – en tant qu’invité d’honneur est d’ailleurs synchronisée avec la sortie nationale de son dernier film.

Quelque part au Danemark, Martin, entouré de ces amis Tommy, Peter et Nikolaj, décident de mettre en pratique la théorie d’un psychologue norvégien, selon laquelle l’homme aurait dès la naissance un déficit d’alcool dans le sang. Par conséquent, il faudrait vivre quotidiennement avec 0,5 g d’alcool dans le sang pour se sentir pleinement épanoui, courageux, entreprenant, créatif… Ensemble, les quatre amis souhaitent relever ce défi – avec une rigueur scientifique – dans l’espoir de rendre leur vie meilleure. Dans un premier temps, les résultats sont à la hauteur de leurs espérances, mais la situation devient rapidement hors de contrôle. Vinterberg choisit de concentrer les enjeux de cette expérience sur la vie de son personnage principal, qui est finalement le reflet de la vie de ces quarantenaires. Ces hommes doivent être constamment à la hauteur dans leur vie professionnelle – notamment pour leurs élèves qui passent les épreuves du baccalauréat – ou encore dans leur vie familiale – avec une compagne et des enfants distants… Pourtant, la monotonie, la lassitude, l’ennui les tiraillent tous avec une profonde tristesse. L’ivresse se constitue alors comme la clé vers l’épanouissement, mais surtout vers une plénitude intérieure pour « reprendre goût à la vie ».

 

L’alcool est un lâcher-prise, sans être libératoire. Après que Nikolaj a développé la théorie du psychologue norvégien lors d’un diner au restaurant pour son anniversaire, son ami Martin enchaîne les verres de vin – alors que ce dernier avait déclaré ne rester qu’à l’eau puisqu’il comptait prendre la route. Déconcertés, ses amis finissent par écouter les déboires de Martin. « L’alcool triste » prend le pas sur cette scène, dont l’enchaînement des plans convergent vers les larmes du personnage. Ainsi, l’ivresse n’est pas un purgatoire. Vinterberg s’amuse à faire craquer les vices enfouis sous le vernis de la société actuelle. La ligne est fine entre l’alcool et l’alcoolisme, le tout et le rien, la force et la fragilité, le bonheur et le malheur.

 

Vinterberg multiplie les gros plans pour être au plus près de l’évolution des effets que procurent ces incalculables gorgées d’alcool. Les verres d’alcool font scintiller les regards avant que les lèvres ne s’en emparent. Le réalisateur fait exister l’alcool non plus comme un fait de sociabilité, mais comme une impérieuse liqueur. L’alcool devient maître de leur corps, puis de leur esprit. D’ailleurs, les plans resserrés sur le visage de Martin – interprété par Mads Mikkelson – sont une exploration du détail des tourments qui habitent le personnage. D’autre part, le montage est parfaitement maîtrisé. Pendant les scènes de dîners, les nombreux plans portant sur chacun des interlocuteurs sont construits dans un bel équilibre de la parole, de l’écoute et des regards. D’ailleurs, le montage alterné permet à Vinterberg de réaliser d’importants échos entre le début et la fin du film, avec ces jeunes qui font la fête en s’enivrant. Cet écho est aussi musical, avec le titre de Scarlet, « What a life » – placé au début et à la fin du film, et qui accompagne certainement les plus belles séquences du film. En dehors de ce titre, l’ensemble du film ne nécessite pas d’accompagnement musical supplémentaire, puisque l’image suffit à elle-même pour créer cette atmosphère particulière sous l’effet de l’alcool.

Le réalisateur élargit son panel des couleurs puisque l’ivresse contamine les images du film. Les jeux de lumières permettent de faire interagir l’espace et le temps : les images sont pleinement claires comme sombres, entre intérieurs et extérieurs, journées et nuitées… D’autre part, dans la conception de sa forme filmique, Vinterberg choisit de mobiliser de nombreux cartons lorsque les personnages s’en remettent à des écrans. En effet, le réalisateur préfère utiliser les cartons pour la rédaction sur ordinateur des observations de cette thèse, que les amis appliquent dans leur quotidien. Ce ne sont pas seulement des paroles dispersées entre l’ivresse et la sobriété, mais bien des mots qui figent les idées. De même, les interactions par messages téléphoniques sont transférées sur ces cartons. Ce choix esthétique semble étonnant, mais Vinterberg fait preuve d’ingéniosité : il mobilise une technique du cinéma des premiers temps pour en faire le support de ces paroles rendues « muettes » par les écrans – et qui contaminent notre société avec les ordinateurs et les téléphones.

 

Vinterberg condamne et loue à la fois les vertus de l’alcool dans un même élan transgressif. Alors que les personnages tentent de gommer leurs imperfections en pensant atteindre le meilleur de leur être, tout leur échappe. Au-delà de cette narration sur l’ivresse, le réalisateur transporte le spectateur dans un élan de vie débordant. Entre des bouteilles de champagnes et des verres de vins, les quatre amis s’emballent vers l’euphorie, l’allégresse, la folie. Plusieurs scènes tournent cette ivresse en dérision, avec des situations comiques, voire grotesques. Le réalisateur balade ses personnages sur le chemin de l’ébriété, avec un regard bienveillant. Cet affect pour ces quatre amis, qui beignent dans l’ivresse, permet d’écarter l’hypocrisie générale de la société sur la consommation d’alcool. Par ailleurs, Vinterberg s’octroie une satire politique : grâce au montage parallèle, il place une séquence de célèbres images d’archives de grands chefs d’Etats, comme Léonid Brejnev, Nicolas Sarkozy ou Bill Clinton, dont leur ivresse est mise en lumière lors de sommets politiques. Ainsi, dans le film, la légèreté, avec cette pointe d’humour, est communicatrice – malgré la violence de certains rebondissements. Pour cela, Vinterberg a formidablement bien dirigé ses acteurs, et a particulièrement mis en valeur Mads Mikkelson – dont ce dernier témoigne une nouvelle fois de l’étendue du talent de son jeu d’acteur.

Finalement, Vinterberg s’enorgueillie de cette société danoise, historiquement imbibée, qui sait s’amuser et célébrer comme il se doit. Il n’hésite pas en mettre en lumière les effets et conséquences de l’alcoolémie, des plus ridicules aux plus dramatiques. Néanmoins, entre la comédie et la tragédie, l’avancée de l’intrigue semble assez prévisible, les événements sont plutôt attendus, sans que nous puissions être véritablement surpris. La maîtrise du scénario sous la plume de Tobias Lindholm – qui a déjà travaillé auparavant avec le réalisateur pour La chasse (2012) et La communauté (2018) – met en péril le foie des hommes contre le puritanisme. Drunk est avant tout une expérience humaine et sociale, qui force à nous questionner sur nos propres souffrances et plaisirs. Le film est brillant et intelligent, tout en résistance au moralisme.

 

Pour rester dans la veine du cinéma de Vinterberg, nous pouvons vous proposer de vous tourner vers le film La chasse, sorti en 2012. Le protagoniste Lucas, un auxiliaire de jardin d’enfants récemment divorcé, est du jour au lendemain accusé de pédophilie. La méfiance des habitants et de ses anciens amis gagne du terrain, jusqu’à se constituer comme une chasse aux sorcières. Les rumeurs se répandent comme une traînée de poudre, provoquant une véritable descente aux enfers. Cette autre collaboration rassemble le même scénariste, Tobias Lindholm, et le même acteur dans le rôle principal, Mads Mikkelson. Ce trio fonctionne à merveille, et tout comme le film Drunk, cette même question nous pousse à voir le film : comment cette histoire va-t-elle se finir ?

Ambre

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